Les Alexandrins
La notion de groupe, centrale en ce qui concerne le mouvement yé-yé au Québec, était beaucoup plus rare dans le monde de la chanson d'auteurs ou, comme on le disait dans le Québec des années soixante, des chansonniers. Un cas s'impose pourtant d'emblée, dès le milieu de la décennie et pour une période relativement longue et fertile en rebondissements: les Alexandrins.
Alors qu'ils sont étudiants à l’école de musique Vincent-d’Indy à Montréal, le compositeur-guitariste-contrebassiste Luc Cousineau et la chanteuse Lise Vachon se découvrent des affinités artistiques. Avec deux amis musiciens, ceux-ci se produisent d'abord au Café étudiant puis remplissent quelques engagements dans des boîtes et cabarets du temps. Quelques mois plus tard, le groupe devient officiellement un duo, Luc mêlant sa voix à celle de la chanteuse.
Le mariage de ces deux voix donnera le ton à une carrière de six ans et à une aventure musicale unique. Les Alexandrins croisent un jour Pierre Dubord, représentant de la maison Capitol qui se trouve à assister à une de leurs prestations donnée au Théâtre du Gesù. La filiale québécoise de la multinationale du disque est justement à la recherche de talents pour sa nouvelle Série 70 000, consacrée au talent local. Les Alexandrins seront de cette première cuvée qui compte aussi les Atomes, les Cailloux, Christine Chartrand et Alexandre Zelkine.
Un premier 45 tours paraît au printemps 1966. Avec ses accents antillais Chany se situe aux antipodes de la blanche saison que vient de magnifier Gilles Vigneault. Les autres chansons de l'album Les Alexandrins, paru au même moment, alternent entre arrangements classiques, jazzy et un zeste de bossa nova. Dès leurs débuts, le souci de l'approche musicale est aussi constant que celui de la qualité du texte. On ne se surprendra pas que le public en redemande et aille en s'élargissant, à mesure que la formule du chansonnier classique seul avec sa guitare connaît un certain essoufflement, au moment où le monde entier débarque à Montréal pour l’Expo 67.
Pour son second essai, le duo se fait très concret et rappelle le drame d’une génération de nos voisins qu’on s’apprête à sacrifier dans le conflit inutile du Viet-Nam. Ce n'est plus seulement un souffle nouveau mais un coup de vent qu'ils apportent bientôt sur les ondes. Si la chanson John Kennedy tourne à plusieurs stations radiophoniques, que dire du nouveau 45 tours Les copains, extrait de l'album Les Alexandrins Volume 2 qui paraît l'automne suivant et gravit le palmarès Méritas jusqu'en 12ième position au mois de février 1968. Après la performance imprévue de Georges Dor quelques mois plus tôt, premier chansonnier à atteindre les positions en tête des classements, les Alexandrins franchissent allègrement la frontière psychologique qui divisait encore les deux solitudes culturelles en adoptant les rythmes et le vocabulaire de la jeunesse yé-yé.
Si Les copains mènent les Alexandrins de la boîte à chansons à la discothèque, d'autres refrains réjouissent les amateurs de chanson plus classique et contribuent à leur réputation d'excellence chez leurs fans de la première heure. C’est à prendre et La danse de la vie sont des performances alliant le rythme et les voix de plus en plus complémentaires des deux jeunes artistes. Par ailleurs, Ton coeur n'est pas un violon et Je suis une chatte annoncent les exercices de styles et la sensualité qui caractériseront en partie leur futur répertoire.
Il n'y a pas que sur scène que les choses bougent de plus en plus vite et de plus en plus fort. Au moment où les étudiants français s'apprêtent à virer leur capitale sans dessus-dessous, les médias québécois se passionnent pour une affaire digne des romans de Série noire, soit les exploits de la banditesse Monica la mitraille. Cette héroïne populaire inspire à Luc Cousineau et au parolier Louis Gauthier une oeuvre au réalisme dérangeant: Ballade pour Molly. La même année, Michel Conte et Robert Gauthier créent un drame musical basé sur le même personnage, incarné sur scène par Denise Filiatrault.
Au Québec, la révolution ne s'allume pas sur les pavés mais bien dans le local exigu du Théâtre de Quat'Sous, où une bande d'hurluberlus s'agite autour d'une cellule de création formée du chansonnier Robert Charlebois, de la chanteuse Louise Forestier et du conteur Yvon Deschamps qui meuble les temps morts en élaborant la matière de futurs monologues qui ne tarderont pas à faire école. Les musiciens qui participent à cette expérience se trouvent également à rôder dans les parages des Alexandrins et quand ceux-ci se voient confier le volet musical d'une création théâtrale de Françoise Loranger, c'est tout naturellement qu'ils apportent leur nouvelle sonorité renversante à l'entreprise.
Les atmosphères sonores issues de l'orgue d'un Jacques Perron, couplées à la basse éthérée de Maurice Richard et aux percussions de Guy Thouin se mélangent aux guitares de Luc et à la voix de plus en plus envoûtante de Lise. Cet album, leur premier sur étiquette Polydor, demeure un des fondements du psychédélisme ou underground québécois. En particulier le triptyque Chanson à chanter en auto quand il pleut - L'amour ressemble à l'amour - Djakarta. L'autre face est consacrée aux divers chants du spectacle expérimental Double Jeu, écrit par Françoise Loranger. Ceux-ci se résument à un leitmotiv servi sous différentes formes: Chant du ministère de l'éducation, Chant de la jeune fille, Chant de l'arpenteur, Chant de la vie, etc.
« Ainsi va ta vie, pour qui vient de naître
Ainsi va ta vie, c'est de toi qu'il s'agit... »